Polanyi: prophete de la fin de l’economie liberale (2008)
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Résumés
Interest in the work of Karl Polanyi has increased with the coming of neoliberal globalization and it may still increase given the catastrophies that followed. In his book The Great Transformation (1944), Karl Polanyi explained the difficulties encountered by capitalism between the two wars. They resulted in part from the tendency to try to establish a self-regulating market since the 19th century. Society reacted to this and opposed this trend. Polanyi expected a re-articulation of economy and society through social planning, but he did not anticipate the revival of market economy under the leadership of the USA. He then went on to study preindustrial economies, from a substantive point of view. Later on, his concept of embeddedness was central to the emergence of a new economic sociology. Today, his analysis of financial capitalism before the first war and of the disaster of the period between the wars is particularly relevant.
Keywords :
Ce texte s’inspire librement de mon travail avec Chris Hann en tant qu’éditeur d’un recueil d’essais critiques sur Polanyi, Market and Society : The Great Transformation today (Hann et Hart 2009). J’ai également appris beaucoup de ma collaboration avec Jean-Louis Laville (2006, n.d.). Un nouveau recueil majeur d’essais sur Polanyi est paru récemment en français : “Avec Karl Polanyi, contre la société tout-marchand” (MAUSS 2007). La publication de ce recueil coïncidait avec une conférence organisée à Paris, “Revisiter Polanyi”. Une conférence se tiendra également à Montréal, en décembre 2008, à l’occasion du 20ème anniversaire de l’Institut Polanyi. Pour des publications personnelles, voir McRobbie et Polanyi Levitt (2000). Stanfield (1986) explore les aspects philosophiques et économiques clés de la pensée de Polanyi. Halperin (1984) souligne sa dette envers Marx, tandis qu’Isaac (2005) offre une évaluation objective de l’œuvre de Polanyi et de son statut actuel.
- 1 Les traductions ont été effectuées dans ce texte à partir du texte original de 1944.
Karl Polanyi (1886-1964), écrivain et professeur d’origine hongroise, a vécu en Europe centrale et en Grande-Bretagne avant d’émigrer aux Etats-Unis durant la Deuxième Guerre mondiale. Il est l’auteur d’une critique brillante et puissante de la tendance libérale à placer le marché au centre de la nature humaine et de la société, un phénomène que nous pourrions désigner par le terme d’ “intégrisme marchand”. Dans La grande transformation (1944 ; 1983 pour l’édition française1), il considère que le capitalisme industriel du 19ème siècle et sa représentation idéologique dans l’économie politique libérale ont marqué une rupture fondamentale dans l’histoire humaine, rupture dont la conséquence désastreuse a été l’effondrement de la civilisation mondiale durant la première moitié du 20e siècle. En faisant du “marché autorégulateur” le centre de son analyse, Polanyi n’a pas pu prévoir la renaissance de l’économie de marché après la guerre, dans un cadre social-démocrate. Mais sa pensée retrouve aujourd’hui une singulière actualité, à l’heure où l’expérience néolibérale, qui réunit tant de caractéristiques du capitalisme marchand du 19ème siècle, se trouve manifestement confrontée à ses propres contradictions.
Après la guerre, Polanyi a travaillé avec des collègues, aux Etats-Unis, pour mettre en évidence les limites de l’économie néoclassique en tant que théorie universelle de l’économie humaine. Il ne s’est plus attaqué de front aux économistes, se satisfaisant apparemment d’une division académique du travail qui conférait à ces derniers la prééminence dans les sociétés industrielles et laissait aux anthropologues et aux historiens les autres sociétés. Il a élaboré une approche des “modes d’intégration” de l’économie dans laquelle le marché coexistait avec d’autres principes, à savoir la réciprocité et la redistribution. En donnant un nouveau souffle à la distinction établie par Carl Menger entre les perspectives “formelle” et “substantive” de l’économie, il a provoqué un débat majeur dans le domaine de l’anthropologie économique, s’élevant ainsi, dans ses dernières années, au rang de figure emblématique de l’âge d’or de cette discipline. Il a mené des recherches secondaires mais d’une certaine importance sur l’Afrique de l’Ouest et la Grèce Antique, en cherchant toujours à atteindre une plus grande clarté analytique dans sa définition des limites de la prétention à l’universalité de l’économie dominante (Polanyi 1977). L’idée de Polanyi selon laquelle l’économie est “encastrée” dans les institutions sociales est devenue, au cours des dernières décennies, une pierre angulaire de la sociologie économique (Beckert 2009). Selon lui, le projet utopique visant à “désencastrer” l’économie de marché de la société mène à un “double mouvement”, divers groupes et classes agissant en réaction pour protéger les intérêts de la société contre le marché. Son approche pluraliste des institutions économiques, basée sur le refus des intégrismes, qu’ils soient de droite ou de gauche, a attiré un groupe sans cesse croissant de disciples soucieux de sortir de l’impasse qui, durant trois décennies, a été associée à la domination néolibérale de l’économie mondiale.
La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps (Polanyi 1944 ; 1983 pour l’édition française) s’ouvre sur le récit de la façon dont s’est construite la société mondiale au 19ème siècle – une société que Polanyi considérait, non sans raison, comme étant en ruines à l’époque où il écrivait. Il identifie quatre piliers de cette civilisation, dont chacun s’était écroulé au cours de ce que Winston Churchill a appelé “la deuxième Guerre de Trente Ans” (1914-1945) : le système d’équilibre des puissances, qui avait généré un siècle de paix en Europe ; l’étalon-or international ; le marché autorégulateur ; et l’Etat libéral. Il assimile l’intérêt pour la paix à ce qu’il nomme la haute finance2, une institution sui generis, spécifique au dernier tiers du 19ème siècle et au premier tiers du 20ème, [qui] constituait le principal lien entre l’organisation politique et [l’organisation] économique du monde durant cette période (1944 : 10).
L’étalon-or international “représentait simplement une tentative d’extension du système de marché intérieur au domaine international” ; le système d’équilibre des pouvoirs était une superstructure basée sur sa fondation et la chute de l’étalon-or “a été la cause immédiate de la catastrophe” (ibid : 3). Le marché autorégulateur était « le puits et la matrice du système” ; il avait “produit un bien-être matériel sans précédent », mais il était utopique dans sa poursuite d’un circuit autonome de marchandises et d’argent. L’Etat libéral, au nom de la liberté de marché, a contraint tous les autres intérêts de la société à se soumettre à la liberté du capital – un autre nom pour l’argent.
Polanyi ne prétendait pas faire œuvre d’historien : “ce que nous recherchons n’est pas une séquence convaincante d’événements marquants, mais une explication de ce vers quoi ceux-ci tendent en termes d’institutions humaines” (ibid : 4). Il s’est concentré sur le cœur industriel de la civilisation du 19ème siècle, et sur la Grande-Bretagne en particulier. A côté de la montée de l’intégrisme de marché, il a minimisé la révolution bureaucratique de la fin du 19ème siècle, qui a permis aux gouvernements de promouvoir la production et la consommation de masse, de concert avec les sociétés. Dans l’ouvrage cité, il ne dit pas grand-chose de l’Amérique et de la Russie, même s’il reconnaît leur montée en tant que grandes puissances durant cette période. Il en dit moins encore sur la façon dont une société mondiale “raciste” s’est construite par le biais de l’empire colonial. C’est plutôt aux conséquences de la marchandisation de l’essence même de notre humanité, dans la nature et dans la société, que s’attache Polanyi, avec ce qu’il désigne comme les “biens fictifs”. La terre, le travail et l’argent sont essentiels au système industriel ; ils doivent dès lors être vendus et achetés, mais ils n’étaient absolument pas destinés à être vendus. Le travail est une activité humaine qui participe de la vie elle-même ; la terre n’est qu’un autre nom pour la nature ; et “l’argent réel n’est qu’un gage de pouvoir d’achat qui, en règle générale, n’est pas produit du tout, mais existe par le biais du mécanisme des activités bancaires ou des finances publiques” (ibid :72). Polanyi va presque jusqu’à suggérer ici qu’un marché de l’argent libre implique d’acheter et de vendre la société elle-même.
Polanyi distingue les formes “gage” et “marchand” de l’argent, des étiquettes que j’ai empruntées pour une analyse des deux aspects de la question comme étant symboliques de la dyade Etat/marché (Hart 1986). L’ “argent gage” a été conçu pour faciliter le commerce intérieur, et l’ “argent marchandise” pour le commerce extérieur ; mais les deux systèmes sont souvent entrés en conflit. Ainsi, l’étalon-or a parfois exercé une pression à la baisse sur les prix domestiques, provoquant une déflation qui n’a pu être contrée que par l’accroissement, par divers moyens, de l’offre d’argent par les banques centrales. La tension entre les dimensions interne et externe de l’économie a mené à une sérieuse désorganisation du commerce (ibid : 193-4). Une autre manière de formuler cette contradiction est d’opposer la définition libérale de l’argent, simple “moyen d’échange”, à une définition de celui-ci comme “moyen de paiement”. L’argent n’était donc pas un bien, c’était un pouvoir d’achat ; loin d’avoir une utilité en lui-même, il était simplement un jeton représentant un droit quantifié sur des choses pouvant être achetées. Il était clair qu’une société dans laquelle la distribution dépendait de la possession de tels gages de pouvoir d’achat était une construction totalement différente d’une économie de marché (ibid : 196).
La chute finale de l’étalon-or international a donc été l’une des conséquences de la tentative désastreuse de dissocier la forme “marchandise” de l’argent de sa forme “gage”. Dans une discussion incisive sur la crise économique des années 1930, qui rappelle, par certains aspects, l’économie mondiale actuelle, Polanyi a souligné la séparation entre le système de l’argent et le commerce. Au fur et à mesure que les restrictions sur le commerce augmentaient, l’argent est devenu plus libre :
L’argent à court terme pouvait passer, en une heure, de tout point du globe à un autre ; des réglementations uniformisées ont été appliquées aux modalités de paiement international entre gouvernements et entre entreprises ou personnes privées…. Contrairement aux hommes et aux biens, l’argent était libre de toute entrave et sa capacité à négocier des affaires, indépendamment des contraintes de lieu et de temps, a continué à se développer. Plus il devenait difficile de déplacer des objets concrets, plus il devenait facile de transmettre des revendications sur ceux-ci…. L’élasticité et la catholicité croissantes du mécanisme monétaire international compensaient, d’une certaine façon, les canaux sans cesse restreints du commerce mondial…. La dislocation sociale a été évitée grâce aux mouvements de crédit ; le déséquilibre économique a été corrigé par des moyens financiers (ibid : 205-6).
Mais bien sûr, au final, les moyens politiques visant à corriger le déséquilibre l’ont emporté sur les solutions de marché, et c’est la guerre qui en a résulté.
La grande transformation est une oeuvre visionnaire et, dans l’ensemble, la prophétie ne s’est pas réalisée. Les années 1940 ont effectivement été le témoin d’une révolution mondiale ; mais son résultat immédiat n’avait pas été prévu par Polanyi. La révolution anti-coloniale contre l’empire européen s’est accompagnée d’un regain du marché mondial sous hégémonie américaine, regain nourri par une expansion des services publics dans tous les principaux pays industrialisés. Pourtant, l’intérêt pour l’oeuvre de Polanyi n’a jamais été plus grand qu’aujourd’hui, et ceci pourrait être lié à sa valeur dans le contexte actuel de crise de l’économie mondiale. Les prophètes ne parlent pas seulement de l’avenir ; ils révèlent aussi des vérités cachées sur le monde, faisant souvent de celles-ci une source de pensée révolutionnaire et d’inspiration pour les mouvements sociaux (Graeber 2008). Les trois dernières décennies ayant vu se reproduire le scénario du “marché autorégulateur” et peut-être le début de sa fin, la vision de Polanyi offre une perspective sur les origines politiques et économiques de notre propre époque. Son heure pourrait encore être à venir.
1En 1957, Polanyi et deux de ses collègues (Conrad Arensberg et Harry Pearson) d’un projet interdisciplinaire de la Fondation Ford (projet mis sur pied pour assurer à Polanyi une occupation salariée après sa retraite) ont produit un recueil d’essais, Trade and Market in the Early Empires : economies in history and theory. Cet ouvrage inclut deux essais de Polanyi lui-même, dont un sur “l’économie en tant que processus institué” (The economy as instituted process, Polanyi 1957) dont l’influence s’est révélée remarquable, tout au moins en anthropologie. Il existe deux significations du terme “économique”, que l’on a fusionnées : la signification formelle et la signification substantive – une distinction kantienne que Polanyi a puisée chez Menger (1871), bien que Max Weber (1978 : 85-86) et bien d’autres l’aient également utilisée. La première signification renvoie à une relation “moyens-fin”, le processus mental qui consiste à économiser, tandis que la seconde signification concerne le fait de prendre des dispositions en vue d’assouvir des souhaits matériels. Menger, l’un des pères de la révolution marginaliste, a suggéré, dans une édition posthume de son travail, que l’économique pourrait prendre n’importe laquelle de ces deux directions sur base de suppositions fondamentalement différentes : l’une reflète la nécessité de choisir en situation de rareté ; l’autre, qu’il désigne par le terme de “technico-économique”, répond aux exigences de la production physique, sans référence à l’abondance ou à la rareté des moyens disponibles (Laville n.d.). Il considérait ces deux approches du développement de l’économie humaine comme primordiales et fondamentales. Ses successeurs en économie néo-classique, notamment Friedrich von Hayek, protégés par l’absence d’une traduction anglaise de son édition posthume, ont choisi de privilégier la théorie des prix de Menger et de réduire son approche à une approche uniquement formelle.
Polanyi soutenait que cette réduction du champ de la pensée économique menait à une rupture totale entre l’économie et la vie. La plupart des sociétés pré-industrielles sont dirigées par des institutions qui garantissent la survie collective ; mais les sociétés industrielles ont une économie délocalisée, “le marché”, dans laquelle c’est la prise de décision individuelle qui domine. La proposition selon laquelle les anthropologues et les historiens devraient se concentrer sur les économies non-capitalistes, laissant aux économistes le capitalisme moderne, s’est révélée séduisante à l’époque et a mené à ce que l’on a par la suite nommé “le débat formaliste-substantiviste” (Leclair et Schneider 1968), une reproduction de la “Querelle des méthodes” (Methodenstreit) dans l’Allemagne et l’Autriche de la fin du 19ème siècle.
Karl Polanyi était un intellectuel public rebelle, qui a passé plus d’années à travailler comme journaliste que sous statut universitaire. C’était un historien dans l’âme, et son sens affûté de la littérature confère à ses meilleurs écrits une vivacité mémorable. Le changement historique substantif l’intéressait davantage que les spéculations sur une rationalité abstraite et formelle. Une vision particulière de ce qui fait notre humanité à tous sous-tend son œuvre ; mais il était à la recherche de schémas généraux plutôt que de lois universelles. Il serait aisé de soutenir que sa contribution à la compréhension moderne de la société est relativement asystématique et imprécise ; pourtant, loin de sombrer dans l’oubli, son influence semble plus grande aujourd’hui que jamais.
Polanyi n’a jamais nié l’utilité des marchés pour l’allocation de certains biens et services. Ce qu’il condamnait était l’élévation du “marché autorégulateur” au rang de principe dominant, et le prix élevé auquel les classes ouvrières britanniques payaient cette situation. Le libéralisme du laissez-faire n’était pas le corollaire nécessaire et “naturel” de l’industrialisme : le “marché autorégulateur” est dans une certaine mesure un terme inapproprié, voire une illusion, ce régime ne pouvant émerger et se reproduire que grâce à des interventions spécifiques de l’Etat. En même temps, sa domination a été remise en question par des contre-mouvements au sein de la société, les victimes du libéralisme cherchant à se défendre contre ses conséquences. Les Chartistes ont ainsi constitué le premier mouvement à travers lequel des travailleurs ont cherché à se protéger des mécanismes de marché. Le marché est donc resté profondément “encastré”, dans deux sens distincts : tout d’abord, dans sa dépendance vis-à-vis de l’Etat, et deuxièmement, comme d’autres formes d’échange, par son association à une série d’institutions sociales, dont certaines formées explicitement pour contrer les forces du marché, supposées impersonnelles et “naturelles”. Polanyi a parfois minimisé ces tendances, caractérisant le libéralisme du laissez-faire comme une société “désencastrée”. La meilleure façon d’appréhender ce concept de société marchande consiste peut-être à le considérer comme un idéal-type. C’est à l’ “intégrisme de marché” qu’il s’opposait véritablement.
Jens Beckert a récemment montré à quel point les idées de Polanyi imprègnent la sociologie économique, un domaine actuellement en pleine expansion :
Le regain d’intérêt de la sociologie pour la recherche sur les institutions de base des économies capitalistes modernes, et en particulier les marchés, pourrait ne pas surprendre. Ce qui est surprenant, cependant, est le fait que le concept essentiel appliqué dans la nouvelle sociologie économique ne trouve pas son origine chez les sociologues classiques – Max Weber, Émile Durkheim, Georg Simmel ou Karl Marx. Le “manifeste fondateur” de la nouvelle sociologie économique, l’article fondateur de Mark Granovetter (1985), “Economic action and social structure — the problem of embeddedness”, est en fait construit autour du concept de Karl Polanyi. Depuis sa publication, cet article constitue un point focal de la nouvelle sociologie économique. Pratiquement tous les articles associés à la nouvelle sociologie économique mentionnent l’ “encastrement” en tant que concept central dénotant une approche sociologique de l’économie. Peu de socio-économistes réfuteraient l’affirmation selon laquelle “désormais, nous sommes tous des polanyistes ” (Beckert 2009).
Beckert poursuit en déclarant que l’intention radicale de la formulation originale de Polanyi a été largement perdue dans ce qui est, après tout, fondamentalement, une discipline américaine conservatrice. L’idée a souvent été réduite à souligner que les réseaux sociaux jouent un rôle dans les marchés du travail et les associations commerciales. Mais il subsiste une tension entre l’affirmation selon laquelle “le marché libre” est de plus en plus “désencastré” du contrôle politique, d’une part, et la reconnaissance du fait qu’il est en réalité “encastré” dans des processus politiques qui sont rendus largement invisibles par l’idéologie libérale. Le géographe marxiste David Harvey (2005) nomme respectivement “libéralisme encastré” et “libéralisme désencastré” le consensus de l’Etat-providence de l’après-guerre et la période néolibérale, alors que certains pourraient penser que le premier serait plus justement décrit par l’expression de “démocratie sociale” que comme un type de libéralisme. Il est nécessaire de clarifier ces ambiguïtés. Ce qui est certain, c’est que Polanyi s’est imposé, de manière tardive, dans l’analyse sociale du capitalisme contemporain.
Depuis les années 1980, tant les techniques keynésiennes que les techniques socialistes traditionnelles de gestion économique ont été discréditées et balayées. L’idéologie néolibérale qui a pris leur place dépasse de loin le prototype libéral originel dans sa défense des vertus du marché. C’est pourquoi tant d’experts de différents domaines trouvent aujourd’hui une inspiration dans l’œuvre de Polanyi. Ainsi l’économiste Eric Helleiner (2000) soutient-il que l’expansion spectaculaire du capital financier au cours des dernières décennies est totalement analogue au phénomène identifié par Polanyi, de sorte qu’une critique polanyienne est opportune. La mondialisation actuelle du capitalisme de marché s’est accompagnée d’une tendance comparable au niveau des mouvements sociaux. La société se protège désormais non plus à travers la formation de syndicats au sein des Etats-nations, mais à travers des réseaux transnationaux d’activistes qui protestent contre le pouvoir des Etats du G8. Polanyi serait probablement acquis à la cause de tous ceux qui cherchent actuellement à développer des formes nouvelles et plus radicales de démocratie. Ces constellations de forces pourraient pallier les dommages incessants infligés par “le marché” aux individus et à l’environnement naturel. Des marchés mondiaux impliquent l’existence d’une “société civile mondiale”, et vice versa (Keane 2003) ; notre tâche est de mieux comprendre les formes institutionnelles changeantes de cette interdépendance.
- 3 Ce dernier est symboliquement et pratiquement représenté par le Mouvement Anti-Utilitariste en Sci (…)
Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, le prestige de Marx dans la pensée critique française s’est effacé devant l’importance croissante acquise par Polanyi et Marcel Mauss.3 Jean-Louis Laville (2006, n.d.) a fait valoir que ces deux auteurs avaient assis leur analyse économique sur une critique de l’affirmation réductrice qui voit l’action économique uniquement comme l’expression d’un intérêt personnel matériel. Ils soutenaient que le comportement économique pourrait être l’expression d’un intérêt ne se limitant pas au simple aspect matériel d’un sens d’appartenance ou d’un intérêt et d’un mixte d’intérêt et de désintéressement mêlés. Tous deux ont insisté sur le fait que la réalité économique est toujours plurielle, et que cela est masqué par le modèle libéral de l’économie, l’utilitarisme. Nous savons maintenant que l’identification de la société au marché, dans un souci de protection de la liberté individuelle, génère des inégalités criantes ; mais la soumission de l’économie à la volonté politique, sous prétexte d’égalité, mène elle aussi à la suppression de la liberté. Ces deux solutions du 20ème siècle au problème de “l’économie humaine” ont remis en question la démocratie elle-même, que ce soit en subordonnant le pouvoir politique à celui de l’argent ou sous la forme de systèmes totalitaires. Si nous rejetons chacune de ces options, la question devient alors de développer des institutions capables de garantir une économie plurielle au sein d’un cadre démocratique. Polanyi et Mauss s’accordaient sur ce point : nous devons nous appuyer sur l’expérience pratique pour l’information et l’analyse ; en d’autres termes, partir des mouvements économiques réels, et non d’un programme abstrait de réforme sociale.
Leur conception commune du changement social ne constitue en aucun cas un engagement en faveur de solutions révolutionnaires ou radicales, de choix brutaux entre deux formes contradictoires de société, [mais] résulte et résultera d’un processus de construction de nouveaux groupes et institutions, à côté de et en plus des anciens (Mauss 1950 : 265).
En décrivant les fondements théoriques d’une approche plurielle de l’économie, Polanyi, plutôt que de lancer un appel abstrait à une solution alternative radicale, a ouvert l’ensemble du champ des possibilités humaines, dont la plupart existent déjà dans nos sociétés. Il nous revient de créer, à partir de ces possibilités, de nouvelles combinaisons institutionnelles, en mettant l’accent sur de nouveaux éléments.
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Notes
1 Les traductions ont été effectuées dans ce texte à partir du texte original de 1944.
2 En français dans le texte.
3 Ce dernier est symboliquement et pratiquement représenté par le Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales (M.A.U.S.S.), mené par Alain Caillé, et de diverses façons à travers sa revue, La revue du MAUSS.
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